22 – La ferme des mille rats

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Il est sympa mon père. Ses parents aménagent un garage et il va les aider. Quinze jours à vider des caves et remplir sa voiture de vieux trucs pour les évacuer en douce à la déchetterie sans que ma grand-mère ne réalise que ce qui vient de lui passer sous le nez dans un sac, c’était les restes bouffés aux mites d’habits datant du CE2, quarante ans plus tôt. Non, la plaque d’amiante que son fils est en train de briser dans la poubelle ne pourra pas faire une table dans le salon. Non, non, il n’y a rien à récupérer sur les trois frigos dans le jardin pour réparer le quatrième qui, dans la cuisine, transforme les yaourts en cancoillotte.

Moi, dans tout ça, j’attends que ça passe. Pas le choix. Je déroule mon fil FB, et je regarde les J.O. J’alterne avec les textos. Sauf que dès que je relève la tête, je suis aux premières loges d’une expérience humaine unique : j’observe une tribu bizarre en milieu pavillonnaire, petites grilles et voisins discrets. Ma famille. J’ai de quoi raconter. Et comme je fais à peu près ce que je veux de la journée, donc rien, j’ai le temps de prendre des notes. Il ne se passe pas grand chose. Papy est au fourneau. Mamie découpe des magazines. Le blaireau vide des cartons de papiers…

Si ! On tue des rats. Mon papy le faisait déjà et son père avant lui, menuisier sur les bateaux puis gendarme. Ça fait quatre générations que ça dure. Je suis la relève. Ils massacraient au gourdin, maintenant j’installe des webcams. Ils mettaient le feu aux nids ou vidaient de la soude dans les égouts, moi je pile le Librax de mamie dans le Whiskas du chat avant de le mettre devant les trous. Eux, c’est la tradition, ils croient encore jouer un rôle dans le présent et chassent à l’odeur. Moi, je suis le futur et j’envisage même la fin des combats. Ils sont comme les Américains. Ils ont besoin d’un ennemi, quitte à l’inventer. Les rats seront communistes, même trente ans après la chute du mur. Ils seront barbus, coupeurs de têtes ou propriétaires d’armes de destructions massives planquées dans le désert. Pas de problème. Le déficit de la sécu, le conflit israélo-palestinien, Alep, les Russes, les bombes, le trou dans la couche d’ozone, ce sont eux, les rats, les étrangers à l’œil noir. Le complot ! La preuve, ils sont partout, depuis toujours, à bouffer les récoltes. Les nouveaux Dieux en somme. Toujours omniprésents, mais totalement inaccessibles. Les stars, les Dieux, les rats… C’est la même chose.

Mon père, comme il peut pas déboiter les deux premiers, il se lâche sur les rongeurs. À la fourche. Au marteau. Avec le ciseau à bois, tout ce qu’il lui tombe sous la main, comme le jour où il y’en a un qui s’est enfilé dans un convertible et qu’il a l’a percé, percé et percé des centaines de fois à l’aveugle en ahanant des « fumier ! », des « salaud ! » des « pourriture de merde » jusqu’à ce qu’il s’arrête épuisé, en sueur, le mobilier détruit. Le papy, lui, avait trouvé un gros parpaing en ciment qu’il jetait de toutes ses forces, méthodiquement, dès qu’il avait réussi à pousser son fils pour prendre sa place. Il aurait eu un bazooka, il tirait dans le tas, une pelleteuse, il roulait dessus. Des américains. La bestiole, une fois qu’ils ont réussi à la sortir des tubulures en métal, n’existait plus. Des guerriers les anciens. Courageux. Efficaces. Avec des ennemis qu’ils adorent, le sens de la mesure et l’amour de la paix.

Mon arrière-grand-père, déjà, sur les bateaux, touchait un quart de vin quand il ramenait une queue tranchée au quartier-maître. Comme des oreilles d’Indiens ou de Vietcongs. Mon papy, lui, les écorchait pour vendre les peaux à un chiffonnier et mon père, quand il était gosse, avait lui aussi monté sa combine : il touchait de son père trois francs par queue. De l’argent de poche sur pattes pour se payer ses vignettes Panini. Le jour où il a voulu une mobylette, il est passé à l’industriel. Comme il y avait une cinquantaine de lapins dans le garage du papy qui attendaient d’être pendus la tête en bas pour se faire arracher un œil avant d’aller remplir le congélo, il y avait aussi des cagettes de choux ramassés sur le marché et des sacs de pain dur. Le paradis des rats. Toute une civilisation. Avec des chefs, des monstres gros comme des lièvres, et des flopées de jeunes dans tous les coins. Il y en avait dans les vieux fourneaux, dans la laine de verre idéale pour les petits câlins reproductifs et jusque dans les cloisons. Les bestioles avaient installé des nurserys derrière les tas de bois, transformé la fosse à vidange en assemblée nationale et les ados-rats s’éclataient dans le ventre du baby-foot comme dans une MJC. Des soirs, mon père y avait vu des douzaines de queues à pendre sous le baby, entre les lattes disjointes, bien alignées comme si, posés sur des strapontins, ils mataient un film au ciné-club en oubliant toute prudence. Des bolchéviques. Arrogants. Persuadés d’être chez eux.

C’est ce jour là, après en avoir tranché quatre ou cinq au sécateur pendant qu’ils regardaient un Walt Disney, que le blaireau a monté sa magouille. Trop simple. Pourquoi massacrer quand il pouvait développer le cheptel, ménager les femelles, préserver les jeunes mâles et sanctuariser les nids ? Une vraie startup. La ferme des mille rats. Pour l’abattage sélectif, il n’a jamais voulu me dire comment il s’était débrouillé. Idéalement, il tranchait le lacet à ras et laissait la victime honteuse, partir en couinant. Dans les bonnes périodes, il avait jusqu’à cent trophées d’avance qu’il nouait par bottes de dix comme des gousses d’ails. Ce n’était pas pire que de faire pousser de la Marie dans des jardinières ou des placards. Le bon plan. Jusqu’à ce que le papy, à force de voir passer des rats barbouillés de mercurochrome avec un pansement sur le fion, a flairé l’embrouille et décidé d’y mettre un terme.

À sa façon.

Un mercredi après-midi, pendant que son fils jouait au foot, il a ramassé deux vieux gars dans un bar, des anciens du cimetière de Thiais qui avaient participé au vol du cercueil de Pétain et ils ont tout bouclé, façon pogrom dans une église. Des intrépides, toujours dans les bons plans. Un petit tout sec en salopette et un grand lourd avec un pull de camionneur. Avec deux teckels à poils durs. Ça faisait quarante ans qu’ils attendaient qu’on se souvienne d’eux pour une mission, accrochés à leur pastis, entourés par des chômeurs et des chinois !

– Ils sont où tes campagnols ?

Papy les a lâché dans le garage et il a refermé la porte et les yeux comme Mitterrand sur les Tutsis. À la bêche, à pieds joints, au chalumeau pour les bestioles planquées au fond des briques creuses, à la batte de baseball, au pistolet à grenaille et même à la serpette et au casque qu’ils y sont allés les nostalgiques. Les femelles à coup de briques ! Les nids dans une poubelle remplie de chaux vive diluée dans l’eau. Et les rongeurs aux yeux luisants tapis dans les angles des casiers en bois, pilonnés comme du mil par le petit. Les lapins jouaient les casques bleus dans leurs cages, affolés par les chiens qui bouffaient les blessés. Le dernier des rats, le roi, un vrai monstre à la queue cassée, le poil galeux, gros comme un loup avec un fox terrier égorgé à ses pieds, ils l’ont aplati à distance à la boule de pétanque, en traçant une ligne par terre à ne pas dépasser pour ne pas tricher, chacun son tour :

– On va l’appeler Giscard.

Heureux. Le cochonnet faisait la gueule. Paf dans le mur ! Paf dans le nez ! Merde, pas assez fort. C’est papy qui venait annoncer l’apéro qui lui a finalement tiré deux balles dans le ventre et après c’était fini. Le silence. La fin d’un monde. Le triomphe des civilisés.

Quand mon père est rentré, son compte en banque s’alignait dans l’herbe comme des fusillés et la fosse commune était creusée. Il y avait eu comme une dévaluation de son patrimoine. Le blaireau quand il raconte, c’est comme s’il y était et moi avec. Rage et désespoir. Ses rêves de mobylette partis en fumée, dévastés par deux mercenaires et son père dégustant le 51. Maintenant, il dit : « l’argent, c’est comme les rats, ça va, ça vient ».

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