5 – Dix d’un coup !

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Mon père, quand il met son index en l’air, on peut être sûr qu’on y a droit tout chaud et qu’il va tenir le crachoir avec une histoire. C’est son truc les morales, surtout quand il est au volant, que la radio ne capte plus le mutliplex et qu’il ne retrouve pas son CD fétiche de Rod Stewart au milieu des paquets de pistaches vides. C’est là que ça devient dangereux.

Ce week-end, en plein bouchons, ça n’a pas raté. Mon père s’est recalé dans son siège et il a levé son doigt qui est venu taper le sapin du rétro :

– Les gars, il y a des choses qu’il ne faut JAMAIS faire !

Qu’est-ce qu’il allait encore nous sortir ?

La dernière fois, c’était une tête de mamie arrachée par le rétro de la navette municipale. Un autre coup, un gosse en tricycle retrouvé à la fonte des neiges dans un talus à vingt mètres de chez lui parce que le chasse-neige l’avait pas vu. Je suis sûr qu’il se fait des réunions tout seul de brainstorming et de scénarios, avec un crayon et la langue qui pend, avant de nous utiliser en crash test. Les dangers de la vie, il adore. Il aurait été très bien en flic de la prévention routière quand y viennent au collège nous expliquer, avec une petite lueur bizarre dans l’œil, qu’une voiture qui roule c’est comme une pierre quand il y a du verglas, ça peut nous faucher, nous passer dessus ou nous écraser contre un mur. Des vrais rigolos. Franchement, mon père, il aurait dû faire pompier ou chien d’aveugle. Je suis sûr qu’il se fait des ordres du jour, avec les trucs auxquels personne ne pense :

« Alors, hier on a vu le danger des petits bouts de plastique qui traînent près de la gazinière quand on fait une tarte aux pommes… vendredi c’était… c’était, ah oui, les tringles à rideaux mal fixées avec des chevilles creuses et les ordinateurs qui mettent le feu au matelas… lundi, lundi… prendre sa douche avec le smart et… et… oui… les oiseaux morts juste devant les parapets de barrage qui te font tomber dans le vide quand tu marches dessus… Et aujourd’hui… Aujourd’hui voilà, voilà… les savates dans l’entrée, c’est bien ça, les pompes qui traînent !

Et là, c’est l’histoire de la fillette tombée du haut des escaliers de la cave et qui s’est empalée l’œil sur une tige. L’empalement, il adore. Mon père, il aurait fait un carton à la Paramount. On n’avait pas avancé de dix mètres dans les bouchons et son petit programme du jour, malheureusement, c’était pas les allumettes.

– Vous savez quoi dans les soirées le pire ce que c’est ?

– Quand t’es pas invité ?

– Nan.

– Quand ta copine se fait arracher la tête par un pétard ?

– Presque !… C’est l’huile de fondue.

Quand je vous dis que c’est un solide.

– Et vous savez pourquoi ?

Mon père, il a passé la deuxième :

– Je vais vous raconter un truc qui est arrivé à l’oncle de votre mamie Jeannette.

– Lequel ? Celui qui est tombé dans le purin le jour de son mariage ?

– Non, l’autre. Celui de la SNCF.

– Raymond ? Qui a été muté en bout de ligne à Gilley, quand il a paralysé tout le nord de la France jusqu’à Bruxelles ?

Le Raymond, il avait bloqué un aiguillage avec un manche de pioche pour éviter de sortir dans le blizzard et il était parti en week-end en l’oubliant.

– Même que ses potes du syndicat l’ont sauvé et même que ton grand-père, il disait qu’il fallait tous les pendre par les couilles les gauchistes et que…

– Ca suffit ! Le papi, c’était un con. Laisse-moi finir. Tonton Raymond, il était pas facile tous les jours, mais il avait des valeurs. Un soir, il a invité ses amis pour la fondue des militants et ils avaient tous bien picolé et là, après le café, il est allé fumer dans les toilettes avec la fenêtre ouverte. Il a baissé sa salopette de cheminot, ah le plaisir absolu, le tabac… Ce qu’il savait pas, c’est que sa femme était passée juste avant mettre l’huile et le reste d’alcool à brûler dans la cuvette.

– Et alors ?

– Alors quoi ?

– Ben oui, et alors ?

– Alors, il a jeté son mégot…

– Je comprends pas.

– Ouais, moi non plus…

– Alors deux petits lardons grillés paf ! Les roupettes au chalumeau !

– Oh misère !

– Voilà.

– Il s’est cramé les couilles ??

– Pas de gros mots !

– Les boules…

– On peut le dire.

Là, bien sûr, c’est pas fini. Parce que mon père, il fignole. Je sais pas si c’est du vécu ou s’il invente, mais il y a toujours un double effet Kiss Cool.

– Le pire, c’est quand les ambulanciers sont venus le chercher pour l’emmener à l’hôpital des grands brulés de la quéquette. Ils ont tellement rigolé qu’ils ont lâché le brancard dans l’escalier et le Raymond a fini en bobsleigh dans les boîtes aux lettres.

– Naann !!

– La gueule en avant. Traumatisme et fractures des dents plus une guibole dans le plâtre.

– Moi, ça m’arrive, je déménage.

Et là mon père, relève l’index.

– Moralité les enfants ?

– Ben… J’espère que c’est pas de famille, c’est pas rassurant.

– D’accord, mais sinon ?

– Faut pas fumer ?

– Tu tapes Dondhuile.com et y’a des gars qui viennent ?

Nous, on ne savait pas. Pendant ce temps là, mon père y conduisait d’une main, c’était un peu plus fluide et il nous regardait tout tordu.

– Ben alors ? Vous n’avez rien écouté ou quoi ? Je vais vous le dire moi !… Il ne faut JAMAIS fermer la porte des toilettes à clef !

-…

– Parce qu’il a fallu la défoncer et que l’oncle il se l’est prise en pleine poire !

Parfois, mon père, il me fatigue. Je voudrais juste qu’il écoute son Rod Stewart et qu’il regarde la route. Parce que les trucs évidents, il nous en parle jamais. Et que l’air de rien, il a déjà plié trois bagnoles.

– Pa’, y’a un type en uniforme qui te fait signe.

Il s’est remis sur son siège :

– Oh p… les archers !

Les pires. Avec les motos. Le modèle sanguin. Bien gras, bien rose. Deux ans et demi d’engrainage. Taille adulte. Celui qui se venge d’avoir été le petit gros dans la cour d’école.

– Bonjour Monsieur. Contrôle du véhicule. Vos papiers s’il vous plaît.

La mise en scène habituelle. Le tour du véhicule pour faire mitonner le suspect. Le petit mot dans le micro du casque avant de revenir côté chauffeur :

– Vous savez pourquoi on vous arrête ?

– Je sais pas. L’état d’urgence ?

Forcément, il peut pas la fermer.

– Le stop, là, derrière vous et la limite à 50. Vous êtes en agglomération.

Plus la ceinture, la vignette d’assurance qui était dans le cendrier et le manque de respect derrière, le papounet il a pris cher. Le képi lui a même tendu un index sous le nez, bien rigide, en lui parlant de la sécurité nationale, limite de la patrie, et de l’exemple à donner aux enfants à l’arrière. J’ai cru que mon père, on allait le perdre. Quand ils se sont éloignés, il est resté à faire des exercices de respiration avec les phalanges crispées sur le volant.

Là, c’est moi qui ai enchaîné :

– Tu sais, c’est quoi la morale Pa’ ?

– Je crois qu’il vaut mieux que tu taises, il a fait mon frère tout bas.

– Hein, tu sais, ce que c’est ?

J’ai bien senti que j’avais toute l’attention :

– C’est que t’as pris dix points dans ta face.

Vous savez l’onde de choc après l’explosion ? Le souffle qui revient après le grand boum ? Les vitres qui tombent….

Là pareil. Ça s’est figé comme à Pompéi. Et puis, il y a la main droite de mon père qui s’est détachée du volant, bien haut et il m’a tendu son doigt, mais c’était plus l’index. Même que le motard qui repartait il a cru que c’était pour lui…

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