16 – Quand il était petit…

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Avec tout ça, vous ne savez toujours pas le prénom de mon père ! Ah, mon père, ce blaireau au regard si doux ! Cette rock star qui s’ignore. Ce leader incompris oublié sur la route et qui nous casse les pieds pour que son expérience nous serve à ne pas faire les mêmes erreurs.

T’inquiète !, on lui dit avec mon frère, on a de la ressource, on en fera d’autres. Faire pareil, ça serait dommage. Son truc à mon père en ce moment c’est « d’avoir un métier » ! Être libre en gagnant sa vie. Il y a une chose qui m’échappe dans l’équation, mais il paraît que je comprendrai plus tard. « Plus tard », perso, je ne suis pas pressé quand on voit ce que ça donne alors je profite de mon enfance.

Le blaireau, son terrain de jeux quand il était petit, c’était le terrain vague derrière la maison des grands-parents, une zone perdue le long de l’autoroute. Mon père passait la grille et c’était des hectares qui s’ouvraient. Des collines avec des jardins, des décharges sauvages, des bois de cerisiers, des campements, des montagnes de voitures brûlées comme des sculptures réinventées par la végétation avec, au milieu de ce territoire, une grande plaine dégagée, comme la place d’un royaume vers laquelle convergeaient en secret les chemins. Il y avait des renards, des lapins, des hérissons, des chiens sauvages, des pervers, des oiseaux rares, des couples, des batailles rangées entre cités et parfois, quand il faisait bien chaud, vous tombiez sur des mantes religieuses et des papillons bleus.

Au final il y a quand même eu les bulldozers. Plusieurs ont brûlé, mais ils ont tout de même rasé les collines et maintenant ça s’appelle Le Clos des hérissons. Mon père, il dit que ça a été la deuxième fin de son enfance. La première, c’est quand son entraîneur de foot est tombé raide couic pendant un match de tennis. Il s’appelait Roger. Je sais, ce n’est pas ce qui y a de mieux sur le calendrier, mais on ne choisit pas toujours les gens qui ont confiance en vous. Cet homme était persuadé que mon père avait un don et qu’il pouvait faire carrière. Il le suivait tranquillement dans ces entraînements de foot. Une présence. Quelques conseils. Une façon d’être là. Et il est mort. Pour mon père, l’infarctus lui a pris son rêve. Après il a continué de faire comme si et quand il raconte l’enterrement, je le vois tout petit dans un coin de l’église comme en ayant perdu son père.

Tout ça pour dire que j’ai failli m’appeler Roger. Heureusement que ma mère a tenu bon, sinon c’était ça pour moi tous les jours à la cantine : « Roger, t’as eu combien en math ? » « Roger, tu fais le voyage à Paris ? » Là, je crois que j’aurais souffert. Remarque, mon père aussi, il a eu chaud et j’aime bien quand il me raconte ses histoires. Á trois semaines d’accoucher, Mamie ne savait toujours pas comment l’appeler et elle a trouvé son prénom dans un zoo en regardant un petit lion qui venait de naître. La classe ! Du coup, elle a vu ça comme un signe. J’ose pas imaginer les dégâts si elle était tombée sur un phacochère ou si elle avait passé son samedi à lire des revues du syndicat. Le blaireau se serait appelé George ou Henri et ce n’est pas le grand-père qui s’en serait mêlé pour limiter la casse. Lui, son credo, c’était : « Ils se débrouillent. Chacun est responsable. » C’est ce qu’il avait répondu à sa femme, une fois qu’elle l’avait trouvé à rêvasser avec une clope alors que mon père de deux ans était debout sur le rebord de fenêtre près pour une chute de dix mètres. En gros, marche ou crève, je suis là, mais je suis pas là. Vive l’anarchie pour que je puisse faire ce que je veux. On t’aime, mais c’est déjà compliqué pour nous, alors il va falloir que tu débrouilles avant qu’on se rappelle de penser à faire un truc avec toi. Une autre époque. Á l’époque, les adultes de l’éducation nationale écoutaient du folk pour changer le monde, « J’entends le loup, le renard et la belette », « C’est une maison bleue » ou Kolinda et les gamins déroulaient des cassettes pour trois morceaux des Clashs. Ça fait bizarre. Je crois que finalement c’est le monde qui les a changés et ils sont plutôt laissés faire. Nous au moins, on se fait pas d’illusions, mais je sais pas si c’est mieux. Passons, je suis pas un spécialiste de France Inter et côté prénom, le frère de mon père a encore eu moins de chance que lui… Il porte celui d’un chanteur allemand sur une pochette de disque. Histoire de panser les plaies de la deuxième guerre mondiale et d’œuvrer au rapprochement des peuples. Parfois, les adultes, ça fait peur. Maintenant le terrain vague, c’est une zone industrielle avec de temps en temps un mec triste qui fume sa clope près d’une issue de secours. Il y a aussi des pavillons vides avec des allées sans enfants, là où mon père avant trouvait des poules rouges sur les chemins d’orties. C’était son domaine. Il y avait une famille qui y habitait à l’année, avec trois filles et des garçons, dans une grande cabane cachée par les ronces. Je sais ça ressemble à un conte, mais à chaque fois qu’on a pu vérifier si mon père ne fabulait pas, on a vu qu’il disait la vérité. Même pour l’enlèvement d’un baron qui s’était fait couper un doigt ! Mon père avait dit « Bonjour » aux ravisseurs croisés dans le terrain vague, alors qu’y avait des gyrophares plein la banlieue. Les gars foutaient le camp. Pareil pour un cadavre trouvé sous des gravats, un pendu une fois oublié depuis six mois à sa branche ou pour les têtes de cochon tranchées qu’un voisin jetait régulièrement avec des entrailles sur la plaine pour empêcher les parties de foot. Pour finir, mon père a chopé le chat du gars et ses chiens et ils les a passés à la tondeuse. Un vrai carnage. Les bestioles avaient la peau nu comme un tambour. Il leur avait même attaché un cou de poulet tranché à la patte arrière, comme ça c’était signé ! Œil pour œil. Tête pour tête. Là aussi j’ai vérifié. Papy Michel m’a montré des photos d’époque dans le journal. Le voisin était un flic à la retraite et il avait fait intervenir les collègues. Mon père a dû bêcher le jardin du flic pendant trois mois.

– Pourquoi t’as pas nié ?

– Pas le genre… Et tu as déjà essayé de tondre un chat vivant, furieux, sans les gants ?

Faut être con aussi. Ce qui me rassure, c’est que je ne suis pas le seul à m’être tapé des punitions dans la vie ! Avec tout ça, vous connaissez toujours par le prénom du Blaireau ! Ce n’est pas grave non ? L’essentiel, c’est que je ne m’appelle pas Roger et que j’ai la vie devant moi.

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