23 – Ma première garde à vue

23

Tout a commencé en fin d’après-midi quand j’ai vu papy traverser le jardin sur la pointe des pieds, armé d’une fourche, en position javelot, souple comme un sioux bedonnant, le regard aimanté vers le bas du muret de la voisine. C’est sûr que le bas du muret de la voisine, ça peut sonner coquin, mais en fait c’était juste le bas du muret de la voisine. Et pas le mas du furieux de la turbine ou je ne sais quoi ? Le muret donc, avec des pommiers moribonds plantés devant, pleins de lierre, centenaires comme dans une forêt maléfique. Et là, tapi derrière un tronc, tel un gnome à l’affût, des verrues sur la truffe, la queue cassée, le peau nue tendue comme un tambour, se tenait un beau spécimen d’ennemi qui se demandait comment il avait été assez con pour se laisser surprendre en plein jour. Mais pourquoi avait-il fallu que la corvée de lecture tombe sur lui ? Pourquoi fallait-il toujours que le grand Tur, chef des rats, douxième du nom dans son lit douillet de feuilles grignotées, réclame subitement des trucs débiles mettant en danger ceux qui devaient y répondre ? Comme s’il ne savait pas que sortir en plein jour, un samedi, en milieu du jardin des humains, juste après le barbecue, pour aller arracher la page 64 de Germinal dans un vieux grenier, c’était comme de traverser l’autoroute le vendredi soir à cinq heures ? Comme s’il ne pouvait pas attendre la nuit pour assouvir sa perversion et dévorer les lignes ?  Non. Il fallait qu’il connaisse la suite. Comme s’il ne pouvait pas regarder comme tout le monde Plus belle la vie,  bien planqué derrière la frisette du salon, juste derrière le rayonnage des Que-sais-Je, avec vue plongeante sur la nuque du Fada ?

C’était tombé sur lui, pauvre soldat de rang, majordome par manque d’effectif, et maintenant il était fait comme un lapin. Le Boucher l’avait vu ! Mon grand-père. Surnommé ainsi par la communauté des rongeurs après le massacre de 87 dans le garage. Leur Saint-Barthélemy à eux. Chaque nid nettoyé un à un. Femmes et enfants. Avec des chiens. L’ignominie des hommes. Le début du Grand Massacre.

Depuis, les jeunes portaient tous un petit foulard autour du cou en signe de pardon perdu. Le carnage avait lancé une guerre systématique là où il n’y avait eu alors, avec les humains, que le partage superposé d’un même territoire. Les opérations commandos s’étaient multipliées. Il y avait des martyrs dans toutes les familles. Trois frères d’une même nichée, pour venger un cousin coupé en deux d’un coup de bêche, s’étaient jetés au visage du Boucher après l’avoir attendu des heures cachés dans un placard. Une jeune femelle charnue promise au 64ème fils du chef des clans des terrains vagues de Sarcelles, s’était volontairement glissée sous la pédale de frein de la Peugeot 309 et avait été impitoyablement écrasée comme un kaki trop mûr. Rator l’Ancien, sentant qu’il allait être rappelé par le Grand Rat Blanc, s’était laissé dévorer par le chien du papy après s’être goinfré de blé empoisonné pour qu’il en crève à son tour. Sa veuve dont le septième mari avait disparu du jour au lendemain avec ses cinq fils et ses six filles, comme partis en fumée, était allée se noyer de haine et de désespoir dans la soupe de la Mamie en espérant la faire mourir de peur. Peine perdue. Mamie avait retiré la bestiole ébouillantée, goûté, et trouvé ça pas si mal. Une nouvelle recette était née. Le rat bouilli au bouillon de poule. Faut pas gâcher.

Pas une semaine ne passait sans que des ramikazes écrivent leurs noms en lettres de poils et de sang sur le mur des rasistants. Et lui, crevard envoyé sur un caprice de son Roi, se retrouvait comme le dernier des gueux, coincé derrière un pommier, dos au muret, avec le Fada qui lui arrivait dessus ! Chaloupant comme une roue voilée, bourré comme une cantine, le psychopathe alourdi par les gaz, son bob sur les yeux, préparait son attaque qu’il rêvait foudroyante. Neptune en bermuda, chaussettes et sandalettes d’apôtre, avec son outil de jardin en guise de trident. Danger mortel.

– Aaaaahhhhhhhhhhhhhhhhh !

Difficile de rendre par l’écrit, le cri du papy en chasse. C’est entre le coup de frein à mort d’un poids lourd lancé à pleine vitesse, acier contre ferraille, et la plainte du chat-huant, le tout sorti du ventre de la terre par sa bouche grande ouverte aux dents pourries. Il était lancé. La cité pavillonnaire s’est figée comme une image. Le rat ne bougeait plus. Mon grand-père en marcel a fait le geste de lancer son arme, de toutes ses forces, en oubliant de lâcher le manche. Son corps déjà propulsé par la course d’élan, a décollé du sol avant de s’écraser comme une grosse merde. Gamelle d’anthologie. Fin de l’arrêt sur image. Le rat a fait un petit bond ridicule avant de disparaître dans un tas de bois. Le blaireau est arrivé comme une balle pour trouver son père, la tête écrasée dans la terre, le cul en l’air blanc comme un Beluga, la fourche finalement passée en force au travers le grillage, figée jusqu’à la garde dans le cabanon de la voisine. Figée jusqu’à la garde dans le cabanon de la voisine, ça peut sonner coquin, mais en fait c’était juste le cabanon de la voisine. Et pas le canon bas figé dans je ne sais quelle bassine. Avec le papy sur le champ de bataille, essayant de comprendre où pouvait bien être ses jambes par rapport à ses bras.

– Dans le tas de bois ! Il est dans le tas de bois !

J’étais devenu une balance. Le blaireau a compris dans la seconde. Ça ne pouvait être qu’un énième combat contre les forces du Râl. Le blaireau s’est choisi un bout de bois et a commencé méthodiquement à retirer les bûches du tas. Une à une. Comme si chacune d’entre elles pouvaient lui arracher la gueule. L’ennemi s’était montré, il allait le payer. Jamais dans l’histoire de la famille, une occasion de tuer n’avait été perdue. Pas de quartier. Pas de clémence. Pas de douche à l’eau tiède ni de demi-mesure. La bombe H et la Grosse Bertha. On pilonne, on éparpille, on ventile. Dieu reconnaîtra les chiens.

-Là !!!

Pas de doute. C’était bien le lacet du rat qui sortait du peu de tas qu’il restait et se confondait avec un bout d’écorce. L’ennemi avait beau ne pas bouger, glissé au cœur du fagot, le con avait oublié de ranger les vingt centimètres de sa belle queue. Il était forcément au bout, comme tout le monde, illusoirement protégé par l’empilement des bûches. Prêt à jaillir au moindre mouvement. Pour mordre. Arracher un bout de viande. Planter ses dents jaunes au visage et se pendre aux lèvres de tout son poids pour les déchirer.

– Va me chercher la tronce.

– Hein ?

– La tronçonneuse. Dans le coffre. Dépêche !

Le truc auquel personne n’aurait pensé mais qui une fois formulé s’impose comme l’évidence. Pourquoi se faire chier à tripoter des bouts de bois ? Le blaireau allait le couper en deux comme un saucisson lyonnais brioché dans sa croute.

– Prends ça. Bloque le et fais gaffe à tes bouts de didis. Surtout ne ferme pas les yeux.

Le blaireau m’a donné une planche en me disant de la coller au cul de la bestiole pour qu’elle ne puisse pas fuir. Il a mis le starter et lancé la machine. Sa chaîne s’est posée. Il a pris ses repères avant de commencer la découpe. Il y a d’abord eu une odeur d’huile chaude et d’essence deux temps et papy s’est rapproché pour ne pas en perdre une miette en essuyant la terre qu’il avait dans les yeux et se faire des peintures d’indien, brunes comme de la diarrhée d’aubergine. Puis j’ai eu des copeaux sur les mains comme des flocons qui picotent et la chaîne a eu du mal. Bruits mous estompés par le moteur. On s’est pris des gouttelettes et des bouts gluants avant que la tronce ne cale et que la pile ne s’ouvre en deux. La fin d’un brave. Ramen !

Nous on y a gagné une lame dégueulasse et un moteur encrassé par des fragments d’os, du poil, de la peau et de la viande. Eux, un martyr de plus. Mon père m’a dit de nettoyer mais là il pouvait courir le quatre cent mètres déguisé en pingouin, je me suis contenté de remettre le cache.

Le lendemain, on prenait le TGV. Blaireaux père et fils se sont serrés la main, unis par la solidarité du combat. Mon père a remonté le quai de la gare comme un Stallone revenant au pays, fier du devoir accompli, savourant d’avoir, dans le plus grand anonymat, sauvé le mode de vie de ceux qui l’entouraient inconscients de frôler un demi-dieu. La tronçonneuse orange balançait au bout de son bras en équilibrant son pas chaloupé de félin. On a mis la machine avec les sacs dans les étagères en métal et le blaireau mal rasé, vaguement propre, l’œil noir, s’est installé en face d’un couple inquiet dans un salon quatre places. Les gens qui montaient dans la rame regardaient en passant dans les bagages comme s’ils allaient se faire décapiter. Mon père a fermé les yeux et le gars du couple est descendu sur le quai. Le train ne partait pas. Deux jeunes en civil, cheveux courts, sont montés. Je les ai vus retirer tout doucement le cache et ils ont bouclé la rame…

Deux heures après, mon père avait sa trogne hirsute en boucle sur BFN. Ils lui sont tombés dessus à six et il y avait des ninjas partout. Des robocops. La totale. Il en a bousillé deux. J’ai passé 72 heures au poste. La police avait serré un dangereux terroriste. Des témoins juraient l’avoir identifié. Il venait de Raqqa. Un journaliste a diffusé une photo de lui trouvée sur FB, recadrée, avec un grand couteau tout rouge et c’est vrai qu’il faisait peur en découpant, en plan large, mon fraisier d’anniversaire.

Le temps qu’ils fassent les analyses et ne trouvent pas le sang de la victime dans les fichiers et encore moins celui de mon père, on était devenus des stars. Le pire quand tout s’est calmé, c’était les associations de défense des animaux. On a eu des manifs devant le pavillon. Les Amis des rongeurs, des Mammifères en ville, des Lapins martyrs, de je ne sais pas quoi. Encore aujourd’hui, ils passent tous les jours. Mon papy, je vous explique même pas comment il les a reçus ! Mamie leur a servi la soupe, la recette en moins. Ce n’est pas encore cette année qu’on aura le Nobel. On s’en fout, on n’en veut pas.

3 commentaires sur « 23 – Ma première garde à vue »

  1. Les amis des animaux n’y comprennent vraiment rien! Quoi de plus naturel qu’un blaireau défendant son territoire. Il n’y a rien de choquant. Le procédé peut-être, et encore… On dit les rats très intelligents, ben si on en juge au nombre de pertes d’un côté puis de l’autre, faut croire qu’ils sont quand même plus cons que notre famille de blaireaux.

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire