19 – For the Watch !

Attention, amateurs de séries, cet épisode comporte des spoilers et des révélations inédites

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Des fois, surtout le vendredi soir quand je reviens du basket et que mon père est là, on se retrouve au studio, on mange un morceau et après on regarde des séries jusqu’à pas d’heure. Grimm, Wides, The Wire, Soprano, les classiques… Et Heroes !… Même qu’il se met la couette devant les yeux dès qu’il y a une musique stressante. J’aime bien les soirs de fin de semaine quand on est chez lui. C’est calme. On se fait des blancs de poulet achetés pas cher avec des autocollants partout sur la barquette, des viandes avec de l’oignon en tas et des carbo qui dégoulinent de crème. Parfois aussi il cuisine avec des épices qui brûlent les yeux, je m’évanouis devant les champignons mais toujours, à la fin, on branche le disque dur.

Là, sous la couette, dos au mur, c’est parti pour des histoires de supers pouvoirs, d’amitiés et de trahisons avec des pistaches et des chips qu’on tape dans le bol en se surveillant mutuellement l’air de rien pour être sûr qu’il en reste. Ça castagne à l’image. Il y a des affreux qui se rachètent des ailes et des saints qui deviennent des enfoirés. Ça ressuscite tous les trois épisodes. Mon préféré, c’est Sylar. Il a du relief, il découpe les cerveaux avec son doigt. C’est le Christine Lagarde du meurtre, mais sans les feintes, sans le tailleur à vingt smics et sans les visites à l’Elysée sous le feu des médias bien alignés pour donner au bas peuple des images des Dieux vivants qui épongent des milliards en coulisse. Il est cash le Sylar ! Il tue parce qu’il aime ça et que ça lui rapporte. Pas de baratin. Le papounet, lui, il a comme un petit faible pour la pom pom girl immortelle. Je le sais parce que ça l’énerve que dans la vraie vie elle couche avec un boxeur ukrainien triple champion du monde. Même qu’il traite tous les gars qui s’approchent de son petit bustier et que ça le rend nerveux quand le père adoptif fait mine de la protéger pour se la garder pour lui. Navrant. Je l’ai même vu faire des pompes en cachette dans la salle de bain après le douzième épisode.

Mais ce n’est rien comparé à l’effet Game of Thrones. Depuis qu’on a vu le dernier épisode où Jon Snow se prend des coups de lames, le blaireau, dans la vraie vie, il fait des… Laaahggg ! For the Watch ! dès qu’il y a un truc qui va pas. Avec le geste du poignard qui remonte du bide vers la gorge et avec les yeux pleins de hargne. Autant dire qu’il n’arrête pas ! Une fausse vieille veut lui carotter sa place à Hyper U en miaulant qu’elle a mal au cul ? Lahhhggg ! Ses points de réduction sur une plaquette de beurre sont périmés ? LLLaaahhggg ! À bas les multinationales du lait pourri ! L’interphone de Pôle Emploi crachouille que l’après-midi c’est sur rendez-vous ? AHH !!!!  Laaaahgggggghhhhh ! Et un coup de latte dans le micro de la boîte à statistiques ! Le mec des impôts compatit que bien sûr, mais que ce sera quand même 600 euros par mois pendant deux ans et tant pis si c’est moche, c’est pas moi qui fait les lois… Triple Laaaagggh ! For the Watch ! Et une tarte dans ta gueule pour te rasseoir sur ton siège en tissu ! Mort aux larbins ! Mort aux algorithmes et aux démocraties d’opérette. Une bonne dictature ça serait plus net !!! Je suis sûr qu’il se voit étriper la conseillère en chômage comme s’il nettoyait la terre. Laaaaahgggggggggg !!! Et une camera de surveillance dézinguée à la fronde ! Et bingo, trois points pour le gendarme qui faisait du chiffre avec son petit radar à jumelles. Ta mère ! Un Jéhovah sonne à la porte avec ses prospectus et sa gueule de raie ??? Lllaaaaaggghhhhhhhhhhh ! Du nombril aux amygdales ! En grande forme, le papounet, il ratiboiserait la moitié du paysage humain avec les connards du CAC 40 en tête et tous les hypocrites qu’il pendrait bien comme Mussolini à sa poutre.

L’autre jour, on était au collège pour la journée avec les professeurs et il discutait avec la prof de français qui, à son avis, devrait se faire… enfin voila, et il disait oui oui bien sûr, assis sur la petite chaise avec ses genoux dans le thorax, la rigueur, bien sûr ne pas se disperser. Bien sûr, bien sûr les grands classiques, le smart sous la table c’est pas bien, il faut se coucher le sommeil c’est important, tout à fait vous avez raison… Et moi, je voyais ses deux index sous le contreplaqué de la table qui faisaient des For The Watch avec l’index tout raide qu’on aurait dit qu’il avait des spasmes. Et pendant ce temps là à la maison, on enchaîne les épisodes en pleine semaine alors qu’il y a école le lendemain et quand ce n’est pas Deadwood, c’est Treme ou True Detective et le lendemain on a des têtes de ratons laveurs. C’est bon pour ton anglais, qu’il me dit, si ça n’était pas de la VO, tu serais déjà au lit avec une tétine.

Résultat, ce matin, quand je me suis réveillé, il n’était pas sorti chercher les croissants et pour la première fois, je l’ai regardé dormir. Sa main pendait un peu. Des ombres et des émotions passaient sur son visage. Moi, qui croyais qu’il se reposait comme les grands prédateurs, immobile, avec un sixième sens en éveil, les oreilles qui bougent toutes seules… Rien ! Il bavait comme un boxer. Un œil ouvert, l’autre clos. Comment il fait pour être aussi différent le jour et la nuit ? J’ai pensé au soldat près de son ruisseau, dont mon frère m’a raconté l’histoire. Dans le poème, c’est le printemps, il y a de la mousse, et il doit y avoir une jolie fille dans la tête du dormeur… En réalité il a pris deux balles dans le buffet et il va finir tout seul au milieu des abeilles à faire de l’engrais pour le cresson de fontaine. Du coup, mon père, j’aurais bien voulu qu’il se lève avec sa tête d’otage, mais je savais pas trop comment faire. Avant, c’est lui qui venait la nuit dans notre chambre veiller sur nous comme un guerrier et moi je faisais semblant de dormir pour qu’il reste. Sans doute passait-il d’autres fois et je n’en savais rien. Une fois, c’est son poids sur la couette qui m’a vaguement réveillé. Une autre nuit, il dormait dans son costard, tout en longueur sur le parquet, sa tête sur une peluche. Un coup aussi, j’ai senti la trace de ses doigts mouillés quand il m’a caressé la joue et j’ai compris que les parents, ils avaient leur monde aussi et que ça faisait pas vraiment envie. Que les Laaaaaggghhhh For The Watch !!, c’était peut-être aussi pour ne pas craquer. Et nous faire rire un peu.

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